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Les débuts de la canne blanche



Tout commence, en 1930, par la rencontre du hasard, d'un cœur généreux et d'un esprit inventif.

Le hasard veut, en effet, qu'à cette époque, Melle Guilly d'Herbemont alors agée de 42 ans, réside boulevard de Courcelles, c'est-à-dire dans un quartier de Paris  fréquenté par les nombreux aveugles se rendant au foyer qui leur est destiné, rue Daru. Guilly d'Herbemont a donc souvent l'occasion,  soit en les apercevant, soit en leur offrant son aide, de constater  que toute circulation est pour les non-voyants, bien périlleuse.

Il n'est sans doute pas superflu de rappeler qu'en 1930 les feux de croisement sont encore fort rares - le premier feu parisien fut installé au carrefour Strasbourg-Saint-Denis en 1923 - que bien rares sont aussi les passages protégés qui devaient quelque temps plus tard, être dénommés passages cloutés et que seuls les agents de police à bâtons blancs réglent, aux points stratégiques, la cirulation.

Notre amie, tourmentée par les dangers auxquels s'exposent les aveugles dès lors qu'ils sont amenés à se déplacer, se persuade de l'absolue nécessité de leur attribuer un signe, un objet distinctif.

D'ou l'idée de la canne blanche, comme sont blancs les bâtons des agents, canne destinée à les situer, en tant qu'aveugles, au sein de la population et à leur permettre, en la levant, de faire stopper, en cas de besoin, les véhicules.

Mais Guilly d'Herbemont ne se contente pas de cette brillante idée et fait preuve d'une rare détermination pour la concrétiser.

Sans plus attendre, elle écrit au Directeur de l'un des grands quotidiens de l'époque : L'ECHO DE PARIS qui - première étape d'une série d'évènements bénéfiques - publie sa lettre dès réception et alerte le Préfet de Police et le Directeur de la Police Municipale.

Ces derniers font également diligence et convoquent les représentants de diverses associations et les dirigeants des établissements réservés aux aveugles.

Devant eux, notre amie développe son projet qui, d'ailleurs ne fait pas d'emblée, l'unanimité, deux ou trois intervenants redoutant que ce signe distinctf soit mal perçu par certains non voyants, soucieux de ne pas "afficher" leur handicap, qualifié alors, plus couramment, d'infirmité.

L'idée fait cependant, rapidement, son chemin et son adoption est acquise tout comme son officialisation, à la suite d'un référendum organisé aux Quinze-Vingts.

Voici donc le processus enclanché, les réticences et les difficultés d'ordre matériel balayées, et, le 7 Février 1931, dans les salons du Cercle Intérallié, Guilly d'Herbemont remet, symboliquement, en présence de plusieurs ministres, les deux premières cannes blanches au Président des aveugles de guerre et à une aveugle civile, ces deux cannes ouvrant la marche aux 5.000 cannes blanches qu'elle finance de ses propres deniers.

Le combat n'est pas pour autant terminé et ce, d'autant plus qu'un tragique accident survint trois semaines plus tard.

Alors qu'il circulait dans Paris, muni de sa toute nouvelle canne blanche, le docteur Racine, fort connu dans les milieux d'aveugles, fut fauché et tué par une voiture circulant à trop vive allure.

En dépit des conclusions de l'enquête qui excluaient toute responsabilité de la victime, un malaise se fit jour.

S'y ajoutèrent quelques récriminations émanant de la province.

Pourquoi ces récriminations ?

Tout simplement, parce que le premier lot de 5.000 cannes avait été, en très large partie, prioritairement, destiné aux aveugles de la région parisienne.

Là encore, les qualités d'organisatrice, l'opiniâtreté, la générosité de Melle d'Herbemont firent merveille et les problèmes se trouvèrent, l'un après l'autre, résolus.

Mais revenons à l'année 1931.

Franchissant allègrement les frontières, la canne part à la découverte de l'étranger. Elle conquiert d'abord l'Europe, puis, presque aussi rapidement, les Etats-Unis, où les premières cannes blanches font leur apparition, en octobre 1932, c'est-à-dire 18 mois seulement après Paris.

Si l'on songe qu'à cette époque les moyens d'information, de communication, de transports, de commercialisation étaient loin d'être ce qu'ils sont devenus, ce court délai apparaît tout à fait exceptionnel.

Ayant donc créé, fait fabriquer, attribué, distribué, financé la canne blanche, Guilly d'Herbemont ne s'en tint pas là et son action, au service des aveugles, se poursuivit, sous diverses formes, tout au long de son existence.

Elle s'ingénia, entre autres choses, à les distraire, organisant, à leur intention, des spectacles dont le plus mémorable demeure celui qui réunit, Salle Pleyel, 3.000 aveugles, le 11 juin 1933, et au cours duquel se produisirent les grandes vedettes de l'époque allant, dans des genres différents, de la célébrissime Yvette Guilbert au chansonnier René Dorin, en passant par les membres talentueux de la famille Casadesus.

Dans toutes les circonstances de sa vie, Melle d'Herbemont fut un modèle de discrétion. Sa réception à l'Elysée, par le Président René Coty, sa nomination, puis sa promotion au grade d'Officier dans l'Ordre de la Légion d'Honneur ne modifièrent en rien sa légendaire modestie.

Aussi apprécions nous à sa juste valeur le fait qu'elle ait accepté le Présidence d'Honneur des Auxiliaires des Aveugles, qu'elle conserva jusqu'à sa mort. Nous avons de bonnes raisons de penser que l'attachante personnalité de notre Président-fondateur, M. Bernard de Fougy, ne fut pas étrangère à son acceptation.

La canne blanche, bientôt sexagénaire, est devenue quasiment universelle. Son aspect et son utilisation ont, bien entendu, évolué.

Elle s'est allongée, affinée; elle est, maintenant, pliante, télescopique.

Rarement brandie, à bout de bras, pour stopper les engins roulants, elle sert davantage à situer, au ras du sol, l'environnement immédiat de nos amis aveugles et marcheurs.

Nombreux sont, à l'heure actuelle, ceux et celles qui en tirent le maximum de profit, grâce aux cours de locomotion que les non-voyants ont, en divers lieux, la possibilité de suivre.

Guilly d'Herbemont, très attentive à l'évolution de sa canne, utilisait, à ce propos, une très belle expression:

- Ma canne vit, disait-elle.

Joints à son talent de poète, à ses dons de musicienne, l'altruisme, la modestie, la générosité, l'intelligence, l'ingéniosité, la persévérance dans l'action de Melle Guilly d'Herbemont font d'elle un être d'exception.

Sa longue vie fut une belle vie, puisqu'elle a beaucoup aidé, beaucoup aimé.

C'est un honneur pour nous tous, Auxiliaires des Aveugles, que de rendre hommage, en présence de personnalités, de responsables d'Associations amies et des membres de sa famille, à cette grande, très grande Dame.

Claude BAILLY
Texte extrait de "L'AUXILIAIRE DES AVEUGLES"
Avril 1990

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